Joue là comme Ewan

Article écrit par Cyril Granier (Docteur en sciences du sport, entraîneur cyclisme, trail, triathlon)

Impressionnant Caleb Ewan ! L'Australien de l'équipe Lotto Soudal s'est offert la 3ème étape du Tour de France 2020 entre Nice et Sisteron (198 km). Une victoire au terme d'un sprint agité réglé devant Sam Bennett (Deceuninck-Quick Step) et Giacomo Nizzolo (NTT) alors que Caleb Ewan était derrière 5 concurrents à 100 m de l'arrivée. Sa position lorsqu'il sprint est atypique. Explications et décryptage.

Caleb Ewan au sprint dans sa position si particulière. Crédit image: www.cyclingtips.com

Né à Sydney en Australie le 11 juillet 1994 Caleb Ewan est un sprinteur « de poche » mesurant 1,66 m pour 68 kg.

Le champion australien a fait ses armes sur route et sur piste en devenant multiple champion d’Australie juniors en Course au points, américaine et omnium. Il s’est également illustré au niveau international en s’adjugeant le titre de champion du monde juniors de l’omnium en aout 2011 à Moscou en Russie.

 

Ses débuts sur route chez les professionnels se feront en 2014 au sein de l’équipe australienne Orica Green Edge, équipe qui deviendra au fil des années, Orica Bike Exchange puis Orica Scott, suivi de Michelton Scott, équipe qu’il quittera en 2019 pour rejoindre la formation belge de la Lotto Soudal.

Coureur au physique atypique, il réussit néanmoins à se hisser au plus haut niveau du sprint international, en atteste ses trois victoires sur le Tour de France et ses deux premières places sur le Tour d’Italie en 2019. En 2020, et malgré le coronavirus qui a annihilé une grosse partie du calendrier sportif mondial, on le retrouve à la victoire à deux reprises sur le Tour Down Under, chez lui en Australie, ainsi que sur une étape du Tour des Emirats Arabes Unis. Autant dire que sa progression est constante au fil des ans et il est certain que l’on va encore le voir au plus haut niveau dans les prochaines années.

 

Depuis le début de mon texte, je parle de sprinteur sans préciser ce qu’est ce rôle au sein d’une équipe cycliste. Car oui, même si le cyclisme est un sport individuel, il se court en équipe et chaque représentant à un rôle attitré, en fonction de l’épreuve, de son profil et de la décision des directeurs sportifs, véritables chefs d’orchestres au sein des équipes.

 

On retrouve principalement 5 types de profils, les sprinteurs, les rouleurs, les grimpeurs, les puncheurs, les baroudeurs.

Les baroudeurs sont des coureurs au long court, c’est-à-dire des cyclistes plutôt polyvalents. Ils sont capables de faire des sprints en petit comité sur des arrivées plutôt grimpantes, ils peuvent franchir des montées à fort pourcentage, ils sont aussi capables de grimper des cols mais attention si les purs grimpeurs se mettent à s’attaquer…Ces profils de coureurs sont généralement recherchés car se sont eux qui sont capables de faire de grandes échappées en solitaire. On retrouve parmi eux, des coureurs comme Greg Van Avermaet, Philippe Gilbert, Tony Gallopin pour ne citer qu’eux.

 

Les puncheurs quant à eux, sont des coureurs capables via leur caractéristiques physiques de passer des pentes courtes à très fort pourcentage. Certains dans le jargon cycliste parleront de giclette ou d’explosivité, je préfère parler de mon côté en termes plus scientifiques et exprimer cela sous forme de capacités anaérobies. Ces coureurs sont capables de développer de hautes puissances (supérieures à leur PMA) sur des durées d’effort comprises entre 20 s et 3 à 4 min. A ce jeu-là, un coureur comme Julian Alaphilippe se détache parmi le peloton français et international. On retrouve également l’espagnol Alejandro Valverde qui comme Alaphillipe est capable de faire la différence dans ces secteurs de course spécifique mais également de briller au classement général de grands tours.

 

Ce qui m’amène à vous parler des grimpeurs. Très recherchés sur les grands tours car c’est dans les montées que les différences physiques se voient le plus. Effectivement, tous ces cyclistes on des capacités cardiovasculaires hors normes. Pour vous donner un exemple, là où je suis capable de tenir 340 W sur 5 min, des coureurs professionnels quant à eux seront capable de tenir la même intensité sur des efforts de plus de 2h…. Maintenant revenons à nos grimpeurs, la caractéristique de ces profils est qu’ils sont tous très (voire trop) maigres ce qui est primordial pour se déplacer vite en montée. Les vélos sont très légers, les coureurs également et avec une grosse capacité aérobie on retrouvera les coureurs léger devant et c’est pour cette même raison que les puncheurs ont du mal à suivre, ainsi que les baroudeurs et ne parlons pas des sprinteurs qui créent au pieds des bosses ce que l’on nomme le Groupetto…. Parmi les grimpeurs on retrouve par exemple Thibault Pinot ou encore Romain Bardet.

 

Les rouleurs sont des coureurs qui « tirent des bouts droits », c’est assez péjoratif comme description mais se sont des coureurs plus massifs avec comme les autres des grosses voire très grosses capacités cardiovasculaires, associé à une belle masse musculaire qui leur permet d’appuyer fort et longtemps sur les pédales dans la mesure ou le relief est assez plat. Se sont souvent des coureurs très performants sur les contre-la-montre à l’image de Tony Martin ou encore Rohan Dennis.

 

Finissons par les sprinteurs et revenons à Caleb Ewan. Vous l’aurez compris, il sort de toutes les descriptions faites précédemment. Il a un petit gabarit et pèse 68 kg… on est loin du gorille de Rostock (André Greipel) qui mesure 1,84 m pour 75 kg, ou du sprinteur de la Bora Hansgrohe Pascal Ackermann avec ses 1,80 m pour 78 kg. Il faut savoir que les sprinteurs sont généralement très musculeux donc lourds sur la balance et sont capables de développer de très hauts niveaux de puissance sur un laps de temps court, alors qu’ils ont auparavant effectué des efforts de plusieurs heures. Un sprint sur les grands tours va généralement se conclure à des puissances maximales comprises entre 1200 et 1500 W ce qui représente 14 à 20 W/kg sur une durée de 9 à 17s…. Je vous laisse apprécier l’effort.

Afin de pouvoir fournir un effort aussi « violent » les sprinteurs essaient d’économiser au maximum leurs forces durant les courses en se mettant « à l’abri », c’est-à-dire en profitant au maximum du phénomène d’aspiration. Sur la dernière heure de course, lorsque l’arrivée le permet, les équipes emmènent leurs sprinteurs aux avants postes afin qu’ils soient placés idéalement pour disputer le sprint. Le sprinteur profitera du phénomène d’aspiration afin de forcer le moins possible jusque dans les dernières 100aines de mètres avant l’arrivée ou il pourra fournir son effort.

 

Cependant il est intéressant de noter que la puissance seule ne fait pas la différence et que la vitesse de déplacement est très importante. La vitesse de déplacement sera d’autant plus importante que le cycliste développera de hautes puissances, associées à un profil aérodynamique pénétrant dans l’air. C’est ce que l’on nomme la traînée aérodynamique et pour l’améliorer il va falloir réduire la surface corporelle exposées au vent et essayer d’avoir un profil de corps ressemblant le plus possible à une goutte d’eau (coefficient de pénétration dans l’air).

Cela ne vous rappelle pas la drôle de position au sprint de Caleb Ewan ? Visiblement elle ne l’empêche absolument pas de gagner des courses. Mais comment un physique si atypique chez les sprinteurs et une position aussi étrange sur le vélo, peuvent lui permettre de gagner devant des colosses ?

 

Deux études scientifiques menées par des chercheurs de renoms, viennent étayer ce choix de position. Il faut tout d’abord savoir que l’équipe Michelton-Scott à tisser au fil des années des liens étroits avec des chercheurs Australiens notamment basé au sein de l’Australian Institue of Sports ou au sein de l’université Edith Cowan. Deux chercheurs font référence dans ce domaine, il s’agit de Paolo Menaspa ainsi que Chris Abbiss qui ont aidé Caleb Ewan à améliorer ses capacités de sprints.

Comment ont-ils fait pour aider ce sprinteur ? Ils sont partis des lois de l’aérodynamique qui nous informent que les résistances aérodynamiques représentent 95% des résistances totales à l’avancement à 65 km/h en vélo. De plus, ils ont également montré que pour améliorer la vitesse de déplacement de 1% pour une même façon de sprinter, il fallait augmenter sa puissance de 2%. Si l’on se penche sur les chiffres, un coureur qui roule à 65 km/h, souhaitant faire sont sprint aux environs de 71 km/h, devra passer de 1400 w à 1428 W. Cela ne parait pas énorme mais à haut niveau un rien peu faire la différence et n’oublions pas les « Marginal gains » chers à l’équipe Ineos. Nous sommes sur un de ces exemples de « Marginal Gains » appliqué ici au sprint.

Comprenant maintenant le rôle fondamental de la position sur le vélo et l’intérêt de baisser la partie haute du corps lors de cet effort afin d’être le moins possible exposé au vent, ces chercheurs australiens ont essayé de voir l’impact d’une position au sprint en danseuse, assis ou à la Caleb Ewan, sur la trainée aérodynamique et plus précisément sur le coefficient de pénétration dans l’air associé à la surface frontale exposée aux turbulences.

 

11 cyclistes roulant en moyenne 5 séances par semaine ont effectué des « sprints » sur une distance de 250 m avec 6 vitesses contrôlées, de respectivement 24, 26, 31, 33, 39 et 41 km/h en fonction des trois positions évoquées ci-dessus. On est clairement loin des valeurs de vitesse au sprint des meilleurs mondiaux mais il faut bien débuter quelque part.

Ils ont effectivement mis en avant une meilleure trainée aérodynamique pour la position de type « Caleb Ewan », qui serait réduite de 23 et 26 % comparé à la position assise et danseuse. Ceci notamment grâce à une réduction de la surface frontale et du coefficient de pénétration dans l’air. Cela signifierait qu’en adoptant une position au sprint plus en avant comme le fait le sprinteur australien, pour un coureur de 80 kg, sur une route totalement plate, sans vent, on constaterait une augmentation de la vitesse de déplacement de 3,9 à 4,9 km/h pour une même puissance développée.

 

Un chercheur des Pays Bas, Bert Blocken et son équipe, spécialistes de la dynamique des fluides et de simulations en 3D, se sont également penchés sur cette position au sprint et son impact sur la surface frontale, le coefficient de pénétration dans l’air, la traînée aérodynamique, la vitesse de l’air, la répartition de la pression statique, le coefficient de pression statique et les coefficients de frictions à la surface de la peau du cycliste. Nous allons ici nous intéresser aux quatre premiers éléments.

Ces chercheurs sont connus pour avoir fait de nombreuses simulations notamment sur l’économie d’énergie et la vitesse de déplacement, en fonction de la position du coureur dans un peloton ainsi que de la position la plus aérodynamique à adopter en descente de grands cols ou encore l’impact des voitures suiveuses ou des motos sur les phénomènes d’aspiration pour les cyclistes.

 

POSITIONS

Figure 2. Positions de sprint (a) sprint classique, (b) sprint à la manière de Caleb Ewan, ainsi que les angulations des différentes articulations du corps pour réaliser ces gestes. (B.Blocken et al. Sports Engineering (2019) 22 :1-11).

 

Cette étude se veut plus poussée que les tests de terrain des chercheurs australiens et à pour objet de comparer l’impact de la position classique en sprint, à la position avec le buste affaissé sur le cintre.

Pour ce faire, ces chercheurs ont scanné en 3D un cycliste mesurant 1,83m et pesant 72 kg dans les deux différentes positions de sprint. La surface frontale (A sur les figures) fut mesurée et les angles des différentes articulations du corps également.

 

 

Table 1. Evolution de la surface frontale (A), du coefficient de pénétration dans l’air (Cd) et de la trainée aérodynamique (CdA) pour les deux positions de sprint. (Adapté de B.Blocken et al. Sports Engineering (2019) 22 :1-11).

 

TABLEAU  COMPA

 

 

Nous le voyons bien dans le tableau ci-dessus, la surface frontale pour la position Caleb Ewan, est 19 % inférieure à la position traditionnelle de sprint. Le coefficient de pénétration dans l’air est réduit de 7%. Le produit de la surface frontale et du coefficient de pénétration dans l’air ont pour résultante la trainée aérodynamique, qui se trouve diminuée de 24 % en position basse de sprint comparé à la position standard.

On retrouve donc ici des valeurs quasi semblables à celles de l’équipe des chercheurs australiens avec leur méthode plus « artisanale » mais non moins concluante.

Bert Blocken est allé plus loin en calculant pour une puissance égale, la différence de vitesse de déplacement, qui dans ces conditions serait 15 % plus rapide pour un sprint à la Caleb Ewan.

 

Lorsque l’on s’attarde sur la figure 3, on peut apercevoir les masses d’air simulé autour des cyclistes lors des deux positions de sprints évoquées au fil de l’article. Les chercheurs néerlandais ont montré que la position de sprint basse générait moins de perturbations au niveau de l’écoulement de l’air autour du cycliste. De plus, au regard de la position du tronc à une hauteur semblable à celle de la selle, il n’y a pas de sur exposition de la selle au vent.

 

GRAPHIQUE COLOR

 

Figure 3. Evolutions des masses d’air autour des cyclistes en fonction d’une position de sprint standard (a) ou d’une position de sprint basse (b). (B.Blocken et al. Sports Engineering (2019) 22 :1-11).

 

Malgré ces résultats validant la position de Caleb Ewan au sprint, il est évident que générer de hauts niveaux de puissance avec un buste affaissé, une ceinture abdominale et scapulaire en contraction isométrique et des chaines musculaires postérieures étirées, nécessite à minima de l’entraînement mais surtout une grande faculté de souplesse et de coordination. D’autant plus que de nombreuses études scientifiques ont validé le fait que la position danseuse était celle qui permettait de développer le plus de puissance au sprint, d’où l’attitude dans cet effort de la majorité des sprinteurs en cyclisme sur route.

Il est fort à parier que le sprinteur australien possède une très grande efficacité de pédalage, de très bonnes qualités de souplesse et de coordination et un sens tactique aiguisé, pour se placer aussi bien sur les arrivées au sprint et remporter les victoires qu’on lui connait.

Il reste aussi à déterminer si des sportifs avec des caractéristiques anthropométriques différentes seraient capables de maintenir la même position ainsi que de produire une puissance maximale importante, leur permettant de remporter des sprints en compétition. C’est ce qu’il restera aux chercheurs en science du sport à déterminer.

 

 

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