Il y a six ans, Nike organisait le premier marathon en moins de deux heures. Aujourd’hui, la marque à la virgule et Faith Kipyegon la « vraie » star du demi-fond actuel, se lancent à l’assaut du mile féminin. Pourquoi ce record s’il était pulvérisé aurait une si forte valeur ? Qu’a sorti Nike de son chapeau pour garder le lead sportif, technologique et marketing ?
On parle souvent de Jakob Ingebrigtsen en France mais la star du demi-fond n’est-ce pas Faith Kipyegon ?
Triple championne Olympique du 1500m : Rio, Tokyo, Paris ! Triple championne du monde de la distance auquel s’ajoute un titre sur 5000m, y a-t-il débat ?
Et elle n’est pas qu’une athlète de championnats puisqu’en 2023 en année pré-Olympique elle réussit la prouesse de prendre 3 records du monde en 20 jours :
- 1500m en 3:49.11
- 5000m en 14:05.20
- Et enfin le mile en 4:07.64.
Elle est donc actuellement à plus de 7 secondes de son propre record du monde, un gouffre !
Côté pessimisme nous pourrions dire qu’elle n’a pas amélioré ses différents records depuis (uniquement le 1500 m de 7 centièmes).
Côté optimisme, qu’en 2023 elle avait terminée seule avec près de 7 secondes d’avance sur sa dauphine et qu’il s’agissait d’une course classique de meeting, lorsqu’ici elle bénéficiera de tout le savoir-faire et la force de frappe de Nike.
Mais alors pourquoi viser 4min au mile et en quoi ce record aurait-il tant de valeurs.
Evidemment en France le mile ne veut pas dire grand-chose.
Le mot « mile » vient du latin « mille », qui correspond à la distance que les soldats romains parcouraient avec 2000 pas. Le mile est utilisé comme unité de mesure au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et mesure exactement 1609,344 mètres.
Le Mile a gagné ses lettres de noblesse à la fin du 19ème siècle lorsque les courses pédestres sont devenues un des sports les plus populaires en Angleterre, avec notamment l’Anglais Walter George, premier Miler star.
Depuis, de grands coureurs comme le Finlandais Paavo Nurmi, l’Australien Herb Elliott, le Britannique Sebastian Coe ou encore le Marocain Hicham El Guerrouj ont contribué à rendre cette distance mythique.
Mais celui qui a marqué l’histoire du Mile à jamais reste le Britannique Roger Bannister.
De 1942 à 1945, les Suédois Hägg et Anderson vont abaisser tour à tour le record du monde du Mile, de 4’06’’6 à 4’01’’4. Au début des années 50, les Milers se cassent les dents sur ce record du Mile.
Si bien que les observateurs pensent que les limites physiologiques de l’être humain sont atteintes et que jamais nous ne verrons un coureur courir le Mile en moins de 4 minutes !
Le 6 mai 1954 va fracasser toutes ces certitudes. Roger Bannister se lance dans cette quête insensée. Près de 3000 spectateurs sont présents sur la piste d’Oxford pour encourager le coureur britannique.
Cependant, Bannister hésite à se lancer en raison de bourrasques de vent. Le temps s’améliore, comme le prouve le drapeau hissé en haut de la tour d’Oxford, la tentative pourra avoir lieu. Parfaitement emmené par ses 2 lièvres, Chris Chataway et Chris Brasher, en 1’58 au demi-mile et en 3’01 à un tour de l’arrivée, Bannister accélère dans le dernier tour !
N’attendant pas la fin de l’annonce, la foule exulte. L’exploit est retentissant et provoque même une interruption de séance à la Chambre des communes, le parlement britannique ! Avec ces 3:59.6, l’Empire Britannique tient un nouveau héros, moins d’un an après la première ascension du Mont Everest par Edmund Hillary et Tensing Norgay. Un mois et demi plus tard, Roger Bannister est rejoint par l’Australien John Landy dans la liste des premiers coureurs sous les 4 minutes au Mile.
En 2018, ils sont un peu moins de 1500 Milers dans l’histoire à avoir couru sous les 4 minutes. Par ailleurs, c’est ce qui fera dire à Roger Bannister : « C’est incroyable de penser qu’il y a plus de gens qui ont escaladé l’Everest que couru le mile en moins de 4 minutes. »
Même si le Mile ne peut aujourd’hui rivaliser avec le 1500 mètres, discipline olympique en athlétisme, le Mile connait un regain d’intérêt ces dernières années dans les pays issus de l’Empire Britannique avec plus de 2000 milers sous les 4min, contre une grosse dizaine en France.
Depuis que Nike a annoncé l’initiative Breaking4 (4 pour 4min au mile évidemment) en avril, les spéculations vont bon train sur la manière dont Kipyegon parviendra à retrancher plus de 7sec à son record du monde.
Cela rappelle l’incertitude qui entourait le projet Breaking2 en 2017, lorsque Nike annonçait qu’Eliud Kipchoge et deux autres coureurs viseraient un marathon en moins de deux heures, alors que le record du monde était de 2h02min et 57sec.
Le bond serait encore plus important ici : -2,4 % pour le marathonien contre les 3,1 pour la mileuse.
Cela semble donc assez utopique. Mais il faut se rappeler que nous étions beaucoup à avoir les mêmes pensées avant la tentative du Goat du marathon et depuis ce virage, les codes de l’athlétisme sont régulièrement réinventés.
À tel point que si l’on s’arrête sur le marathon hommes, nous savons que ce n’est maintenant qu’une question de temps pour la barrière des 2 heures soit cassée sur une course officielle.
Nike n’a jamais eu son pareil depuis les années 90 pour des opérations com’ réussies, mais ils ne risqueraient pas à un fiasco car la meilleure pub dans le sport et ils le savent mieux que quiconque, reste la performance sportive.
Nike a récemment mis à disposition du bloggeur Canadien Alex Hutchinson, trois protagonistes du projet : Carrie Dimoff de l’équipe Innovation Chaussures, Lisa Gibson de l’équipe Innovation Vêtements et Brett Kirby physiologiste au Nike Sport Research Lab.
Le choix de ces experts nous indique des leviers que l’entreprise a mobilisé. Voici leurs révélations.
Les chaussures
La nouvelle la moins surprenante est que Kipyegon portera des chaussures de course sur mesure, baptisées Victory Elite FK, que l’on imagine plus performantes que les Victory 2 avec lesquelles elle a établi son record actuel.
Cela peut nous paraitre lointain, mais lorsque Kipchoge a couru Breaking2, Nike avait conçu une chaussure au design radicalement nouveau, dotée d’une plaque incurvée en fibre de carbone et d’une épaisse couche de mousse ultrarésistante dans la semelle intermédiaire.
Ces chaussures promettaient une efficacité moyenne de 4 % pour les coureurs. Une telle différence d’efficacité pourrait réduire les temps de course de 2 à 3 %. Autrement dit, ces chaussures à elles seules ont rendu Breaking2 plausible.
Quantifier les bénéfices des nouvelles pointes Kipyegon est plus nébuleux pour plusieurs raisons. Premièrement, l’efficacité ne peut être mesurée avec précision qu’à une allure sous-maximale.
À des vitesses plus élevées, la filière anaérobie vient en soutien de cette dernière. Alors différents mécanismes énergétiques intracellulaires rendent les mesures complexes et invasives. Une simple prise de lactate sanguin ne serait pas suffisante.
On sait que sur marathon l’économie est LE facteur clé. Sur demi-fond court elle a évidemment son utilité car à partir du moment où l’on veut avancer, moins l’on a besoin d’énergie pour une vitesse donnée, plus on économise ses forces où appuyer plus fort pour le même rendement. Mais les facteurs de performance y deviennent multiples et l’économie n’est plus la pièce numéro 1.
Il est fort à parier qu’au-delà de l’économie musculaire et énergétique ils auront accès leurs travaux sur la capacité de propulsion vers l’avant en individualisant les chaussures à son profil musculaire et de « pied ».
Les coureurs de mile se situent quelque part entre le sprinter et le routier, devant trouver un équilibre entre efficacité et transmission de force.
Les données collectées par Dimoff et son équipe sur les différents prototypes de chaussures de Kipyegon ont été obtenues à l’aide d’un tapis de course à capteur de force pour déterminer la puissance transmise au sol, ainsi que par une analyse biomécanique pour estimer la quantité d’énergie nécessaire à l’allure du mile.
Ils n’ont pas communiqué de chiffres, mais ils disent avoir constaté une amélioration mesurable de ces paramètres au fur et à mesure du perfectionnement de la Victory Elite FK.
Plus généralement, il existe peu de données publiées sur la nouvelle génération de super-pointes, qui, comme les super-shoes, sont généralement dotées d’une semelle intermédiaire en mousse légère et résiliente, souvent associée à une plaque rigide en fibre de carbone.
Les meilleures informations dont nous disposons sur les pointes proviennent de Wouter Hoogkamer et de ses collègues du Laboratoire de locomotion intégrative de l’Université du Massachusetts à Amherst. Ils ont constaté que les coureurs avaient tendance à aller environ 2 % plus vite avec des supers-pointes.
C’est évidemment une moyenne à pondérer en fonction de la capacité de réponse de l’athlète à X modèle. D’autant donc sur ces distances aux facteurs de performance multifactoriels.
Un détail intéressant des données de Hoogkamer est que les participants hommes ont couru plus vite avec des pointes équipées d’une plaque de carbone en plus de la semelle intermédiaire en mousse.
Chez les femmes, en revanche, la plaque de carbone n’avait eu aucun effet statistique. Cela suggère que la plaque générique utilisée dans les chaussures testées étaient peut-être trop rigides pour que les femmes puissent exercer suffisamment de force et profiter de ses propriétés propulsives.
Constat évidemment à modérer en fonction du profil musculaire de l’athlète. Si tel est le cas, les nombreux ajustements effectués par Nike pour créer une chaussure spécifiquement adaptée à la foulée de Kipyegon pourraient la rendre plus rapide qu’avec une chaussure standard auquel ont accès ses adversaires.
Ceci étant dit, à quoi ressemble la nouvelle chaussure de Kipyegon ?
Par certains aspects, elle ressemble beaucoup à la Victory 2 qu’elle portait l’année dernière. Elle est dotée d’une capsule d’air (une bulle conçue pour se comprimer puis rebondir pour restituer l’énergie) sous l’avant-pied, d’une cale en mousse ZoomX sous le talon et d’une plaque incurvée en fibre de carbone sur toute la longueur de la semelle.
Nike a utilisé des matériaux plus fins et plus légers pour la tige, et les pointes (six au lieu de quatre sur la Victory 2) sont en titane imprimé en 3D afin de réduire son poids. L’un des prototypes testés pesait à peine 83g, contre 136g annoncés pour la Victory 2.
En partant du principe que 100g demandent 1% d’énergie supplémentaire, cela représente un gain grossier de 0,5 %.
Grâce à ces ajustements, Nike a pu épaissir la capsule d’air à l’avant-pied de trois millimètres, offrant ainsi un retour d’énergie qui serait légèrement supérieur. Selon Dimoff, les capsules d’air restituent plus de 90 % de l’énergie investie lors d’une foulée.
Le règlement de World Athletics limite la hauteur de la semelle des pointes à 20 millimètres. Dimoff a déclaré que la chaussure serait conforme à cette exigence et aux autres.
D’ailleurs, lors de sa seule sortie sur piste de l’année, un 1 000 mètres couru en 2:29.21 lors de la Diamond League de Xiamen en avril, Kipyegon portait une version de la nouvelle chaussure validée par World Athletics.
Ce processus de certification prend environ 30 jours ; l’équipe de Dimoff annonce vouloir peaufiner les chaussures jusqu’à la dernière minute et donc ne pas soumettre la Breaking4 à la certification, mais prétend qu’elle serait acceptée si soumise.
Cela suffit à garantir que le temps réalisé par Kipyegon ne sera pas considéré comme un record du monde, quelles que soient les autres règles qu’elle enfreint ou non.
Le vêtement
L’équipe de Gibson dit se concentrer principalement sur le bien-être de Kipyegon : confort, confiance et liberté de mouvement pendant la course. Pour un mile…à d’autres.
En revanche nous sommes convaincus de l’intérêt de travailler à l’avenir sur le textile lors des tentatives de records, voyant l’impact que cela a pu avoir dans nos missions dans le cyclisme (évidemment exacerbée par la vitesse de déplacement plus élevée).
L’équipe a effectué de nombreux tests aérodynamiques, en soufflerie et par simulation. Le tissu est doté d’Aeronodes imprimés en 3D : de petites bosses de différentes tailles réparties sur le vêtement pour créer des micro-tourbillons qui réduisent les turbulences de l’air (comme en cyclisme, formule 1, ski alpin, patinage de vitesse, etc.). La combinaison est dotée de manchons aux coudes articulés pour minimiser les plis, qui s’étendent également vers l’avant pour couvrir les articulations, là où l’air est le plus turbulent.
Elle est également équipée d’un bandeau, que l’on pourrait assimiler à un casque aérodynamique pour la course à pied.
Nike a également travaillé à une nouvelle brassière de sport, imprimée en 3D à partir de TPU ultraléger, un polymère connu des coureurs pour être l’un des matériaux utilisés dans la mousse des semelles intermédiaires des super-chaussures.
Quelle est l’importance de tout cela ? Nike dispose probablement d’une estimation en soufflerie comparant une évaluation des besoins énergétiques à l’allure du mile avec la nouvelle combinaison versus leurs tenues classiques.
Tout le reste… y compris le dessin
Un mile en quatre minutes semble encore loin malgré toutes ces innovations. La course aura lieu au stade Charléty. Le stade ou la surface de la piste seront inchangés. Ils ont choisi Paris car, d’après des décennies de données environnementales, il est probable que le temps y soit clément et elle va vite (en atteste les 9 records de France de ce week-end). Le fait que Kipyegon ait établi deux records du monde dans ce stade est également un atout : 5 000 mètres en 2023, 1 500 mètres en 2024.
Hutchinson a par ailleurs posé des questions sur la nutrition ou la complémentation. Par exemple, Kipyegon aurait essayé le bicarbonate de soude sur certaines de ses précédentes courses. Selon Kirby, Kipyegon dispose de sa propre équipe de nutritionnistes, par l’intermédiaire de son agence de management sportif. Nike n’apporterait aucun changement sur ce sujet. Cependant, Nike surveille et analyse son entraînement. Quelles informations cela fournit-il ? Kipyegon est plus forte sur 1 500-5 000 mètres, plutôt que sur des distances plus courtes comme le 800 mètres, a noté Kirby. L’équipe de Nike aurait indiqué qu’elle devait développer sa vitesse et sa capacité anaérobie. Le légendaire entraîneur de Kipyegon, Patrick Sang (le même que Kipchoge), n’avait probablement pas besoin d’une équipe de scientifiques pour découvrir cette information.
Et les pacers ?
Après Breaking2, la plupart des analyses ont attribué la forte progression de Kipchoge à une combinaison entre super-chaussures et meneurs d’allure qui l’entouraient et lui coupaient le vent pendant presque toute la course. Certains pensaient que son succès était dû essentiellement aux pacers ; d’autres à ses chaussures et le débat perdure encore aujourd’hui.
Les résultats modernes nous ont dans tous les cas confirmés que les chaussures ont fait rentrer le running dans une nouvelle aire…mais aussi que les athlètes ont enfin compris l’importance cruciale du drafting.
Dans ce cas précis Kipyegon les chaussures seront forcément utiles. Le poids étant la direction ultime des super-shoes. Mais elles ne permettront pas d’écraser 7sec à son record. En revanche il y a à faire sur le drafting qui n’était pas optimisé à Monaco.
Des recherches récentes menées par le groupe de Rodger Kram à l’Université du Colorado, sans aucun lien avec l’initiative Breaking4, suggèrent que le drafting à lui seul pourrait effectivement suffire à amener Kipyegon à moins de quatre mètres.
A l’époque de Kipchoge, Hoogkamer avait fait le même type de calcul que l’on pouvait croire farfelu…avant de voir !
Comment vont-ils s’y prendre ? Nike affirme officiellement n’avoir pas encore décidé. Combien de meneurs d’allure y aura-t-il ? Dans quelle formation ? Seront-ils des hommes ou des femmes ? Courront-ils toute la course ou comme dans Breaking2 ? Effectueront ils des remplacements à mi-parcours ? Y aura-t-il des meneurs d’allure, ou se contentera-t-elle de courir un contre-la-montre en solo, guidée uniquement par une wavelight ? Cela est sans doute établit de longue date.
C’est là qu’intervient l’analyse vidéo image par image : dans l’une des vidéos de présentation de Nike, en arrière-plan, sur ce qui semble être la piste boisée du campus principal de Nike en Oregon, on peut apercevoir des bribes de ce qui ressemble à des expériences de drafting. Un coureur vêtu de blanc fait le tour de la piste avec quelque chose – peut-être un capteur de pression d’air ou de vent attaché à sa poitrine.
Parfois, ils sont seuls, d’autres fois deux autres coureurs en maillot noir les précèdent directement et en diagonale ou enfin à trois. Sur une dernière image, cinq meneurs d’allure forment un demi-losange devant, à côté et derrière le coureur central.
Quel que soit leur stratégie, passer sous les quatre minutes nécessitera une journée extraordinaire, voire magique. Dans ses meilleurs jours, Eliud Kipchoge semblait capable de puiser dans une profonde confiance en lui, transcendant toute la technologie, les meneurs d’allure et les conditions hyper-optimisées.
Nike imagine que Kipyegon sera sa semblable. Mais le problème avec la magie, c’est que si on en parle trop, elle a tendance à disparaître.
Alors RDV cette semaine avec du pop-corn pour l’athlétisme Playstation qui comme pour Kipchoge découlera sans doute d’évolutions pour la performance en conditions réelles.